mercredi 3 février 2010

Billet invité sur le blog de Paul Jorion

L'anthropologue Paul Jorion a eu la gentillesse de publier sur son blog quelques remarques que m'avaient suggérées La Bourse de Max Weber et un autre billet de son blog.

J'y explicite ce que je crois être la position de Max Weber concernant:
1. La moralisation du capitalisme financier.
2. La virtualité des transactions boursières.
3. L'impossibilité de délimiter une frontière morale entre les "bonnes" opérations financières à visée assurantielle et industrielle et les "mauvaises" opérations spéculatives.

Pour lire l'intégralité du billet sur le blog de P. Jorion: cliquer ici

Sinon, en voici la copie:
Lecteur occasionnel et fort distrait du blog de Paul Jorion, j’y ai aperçu au fil de mes visites différents appels à interdire la spéculation. Le billet invité d’Olivier Brissaud me fait prendre la plume. Forcément, quand j’entends parler d’interdiction de spéculation ou de bannissement de produits financiers je ne peux m’empêcher de penser en même temps à La Bourse, de Max Weber, que j’ai traduite et qui vient d’être publiée chez Allia. Avec ce texte, publié originellement en deux livraisons en 1894 et 1896, Max Weber intervient dans le débat houleux qui animait la vie parlementaire et politique en cette fin de dix-neuvième siècle allemand.

La crise mondiale de surproduction agricole se traduisait par de fortes fluctuations de prix des matières premières sur les bourses allemandes, ce qui nuisait aux intérêts économiques des grands propriétaires des domaines prussiens qui exerçaient alors le pouvoir politique auprès de l’empereur Guillaume II, malgré leur importance économique faiblissante. Or leur mémoire était marquée par des crises et scandales boursiers récents et parfois retentissants. Ainsi, le défaut de paiement de l’Argentine faillit faire tomber la Barings et fit disparaître un tiers des capitaux allemands qui avaient été investis dans ses emprunts. Des banquiers avaient été pris dans des affaires où ils spéculaient avec les titres de leurs clients et un corner sur le rouble avait récemment été organisé par la Russie pour discipliner les intervenants sur le marché des changes. En outre, il n’existait pas de réglementation boursière uniforme sur le territoire du Reich et les règles coutumières en usage étaient, sans surprise, plus favorables aux opérateurs professionnels qu’à leurs clients. Il était donc facile pour les groupes conservateurs de stigmatiser les professionnels de la finance puisque la dépravation morale de ce groupe de statut était manifeste, et d’accuser les marchés d’être à l’origine des maux qui frappaient l’agriculture allemande.

Max Weber, qui ne portait pas les Junkers dans son cœur, puisqu’il considérait qu’ils étaient responsables de la polonisation de l’Allemagne orientale à cause de leurs politiques de rémunération et de recrutement dans leurs grands domaines agricoles, trouvait dans l’agitation parlementaire qu’ils orchestraient matière à poursuivre son combat sur un autre terrain.

Max Weber s’engage donc en publiant La Bourse dans la Bibliothèque ouvrière de Göttingen. C’est un ouvrage pédagogique d’introduction aux marchés boursiers, par lequel Weber convertit ses capacités d’élaboration symbolique en ressources politiques. Avec ce texte, il vise trois types de publics. Nous venons de voir les conservateurs agrariens. On trouve aussi les socialistes d’une part et les chrétiens sociaux d’autre part. Les premiers sont à persuader dans l’optique de l’attachement de Weber à une société capitaliste où les individus font peser les uns sur les autres des obligations économiques qui les placent tous dans une situation d’interdépendance. Max Weber est convaincu que les marchés boursiers et « les capitaux des grandes banques ne sont pas plus des ‘institutions de bienfaisance’ que ne le sont les fusils et les canons. » Il ne faut donc pas qu’ils prêtent main forte aux conservateurs par opposition au capitalisme financier et qu’ils mettent ainsi en danger la position de puissance de l’Allemagne dans la guerre économique qu’elle livre aux autres nations en temps de paix militaire. Les seconds sont à éduquer économiquement afin qu’ils n’aillent pas, en « apôtres ingénus de la paix économique » soutenir les conservateurs au nom d’une éthique économique déplacée.

Je voudrais mettre en lumière trois réflexions wébériennes.

La première touche au contrôle moral des opérateurs. Weber prend acte du fait que les opérateurs qui disposent des capitaux les plus importants sont toujours ceux qui disposent in fine du pouvoir le plus grand sur les marchés. Comme son critère politique est la puissance de l’Allemagne et que brider les opérateurs nationaux reviendrait selon lui à faire passer les capitaux allemands sous la coupe d’intérêts étrangers, la protection des investisseurs particuliers ne vient qu’en deuxième temps. D’autant plus que Weber a des doutes sur la légitimité de la participation des particuliers aux marchés. En outre, Weber émet des réserves sur la capacité des pouvoirs publics à organiser une surveillance effective des marchés. Weber s’appuie sur une théorie de la régulation sociale qui voit dans l’homogénéité des conditions, y compris économiques, la source de l’augmentation de l’intégration morale et du respect des normes. La lutte contre les malversations passera donc par la fermeture ploutocratique des marchés, afin que s’y forme une conception commune de l’honneur, de sorte que les membres du groupe de statut des opérateurs financiers partagent tous cette conception et se chargent de la faire régner entre eux. En institutionnalisant l’absence de boursicoteurs et d’agents publics peu au fait du fonctionnement des marchés, on ne fera que mettre les opérateurs professionnels en face de leurs responsabilités sans leur donner le moyen de s’en défausser sur des « bruiteurs ».

La seconde idée touche à la réalité des opérations boursières. Max Weber critique ceux qui croient que les opérations à terme sont assimilables à des paris déconnectés de la réalité en rapportant la chaîne d’opérations à terme successives sur une même marchandise à la manipulation d’une caisse de cigarettes, depuis les terres d’outre-mer où sont confectionnées les cigarettes jusqu’au détaillant allemand. Comme la marchandise achetée et vendue à terme, les cigarettes font l’objet de transactions multiples sans qu’il vienne à l’idée de quiconque d’en nier la réalité. C’est à mon sens un point de vue qu’il convient de garder en tête et d’en ré-examiner la pertinence à chaque fois que l’on se sent tenté d’accuser la finance d’être une activité virtuelle suspectée de déconnexion avec la réalité économique tangible.

La troisième thèse est liée à la seconde et touche à la moralité des opérations boursières. Max Weber affirme qu’il est impossible de déterminer par sa forme intrinsèque si une transaction est réalisée parce que les échangeurs étaient motivés par des raisons de pure spéculation ou par des raisons dont la logique serait industrielle. Il prend l’exemple d’un meunier et d’un importateur de marchandises russes qui s’assurent contre les variations du prix du blé ou du rouble. A la limite, la distinction entre l’industriel responsable et le pur spéculateur ne repose que sur un couple d’idéaux types entre lesquels il n’existe pas d’autre frontière qu’un dégradé de comportements qu’il serait bien hasardeux de séparer par un critère réaliste.

Je me doute que le choix de ce terrain de comparaison historique peut sembler biaisé, mais il n’a d’autre raison que ma connaissance relativement intime de La Bourse et des quelques réflexions qu’y tient Weber. D’aucuns pensent qu’elles ne sont pas les plus fulgurantes de cet auteur, et je n’impose à personne de partager ses opinions politiques qui, outre leur valeur intrinsèque, ne sont pas forcément adaptées à la situation actuelle. Néanmoins, puisque nous avons ce texte à disposition en français, autant en profiter pour réfléchir un peu et je serais ravi qu’il serve à cela et non seulement à savoir ce que pensait un homme décédé [edit: il y a] presque un siècle.

NB. De tête, j'avais écrit "un tiers" mais je voulais dire que les Allemands avaient perdu deux tiers de l'épargne placée dans les emprunts argentins. Mais l'important est que c'est une proportion... importante.

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