mercredi 18 mai 2011

Journées d'études à la MSH de Nantes - Quanti/Quali chez les gérants

Sous le ciel impeccable d'une sécheresse de printemps, dans la plaisante et récente MSH Ange Guépin, entre deux succulents Petits Beurres et soumis à la douce et ferme coordination du directeur scientifique de cette manifestation, mon ancien professeur d'économie du travail, Fabien Tripier, j'ai participé à Nantes à deux journées d'études interdisciplinaires ayant pour thème "Le Risque".

Bien qu'on craigne parfois l'hétérogénéité de journées organisées autour d'une notion aussi large et réunissant des disciplines variées (Sciences de l'information et de la communication, sociologie, économie, droit, gestion, histoire, etc.) et les objets et terrains d'enquête les plus divers (boîtes de sardines à l'huile, service téléphonique d'assistance aux personnes âgées, théorie de l'utilité espérée, clôture monastique, militantisme anti-nucléaire, sinistralité du travail intérimaire, etc.), j'ai en réalité apprécié les nombreuses communications qui nous furent présentées au cours d'un programme dense.

Sardines à l'huile:
Prenant l'exemple des brasures au plomb utilisées pour clore les conserves de sardine à l'huile, Jean-Christophe Fichou, chercheur au CERHIO, nous a rappelé qu'il n'est pas suffisant que le gouvernement identifie avec netteté et certitude dès les années 1850 les causes d'un risque sanitaire majeur tel que le saturnisme que cause le plomb pour que l'action publique permette l'éradication de ce risque. Lorsque la Marine nationale a protesté contre le plomb des conserves qui ravageait ses équipages, le gouvernement a pris des mesures de réduction drastique de la teneur en plomb des alliages autorisés dans les conserves, se heurtant à l'opposition indignée des industriels de la conserverie. Selon ces derniers, cette interdiction soumettait la conserverie, qui représentait à la fin du dix-neuvième siècle le huitième poste d'exportation française derrière les soieries et le champagne, à des coûts exorbitants qui la mettaient à la merci de la concurrence étrangère. Ils obtinrent ainsi de leurs ministres successifs des dérogations qui leur concédaient l'autorisation d'écouler des stocks qui durèrent plus de dix ans! Quand il le fallut, c'est l'ensemble des députés de la côte atlantique que mobilisèrent les groupes d'intérêts représentant la conserverie. C'est finalement la menace de la fermeture d'un marché majeur qui mit fin à l'usage du plomb dans les sardines. Lorsque deux personnes moururent en région parisienne d'une intoxication à la trichinose contenue dans des salaisons américaines, le gouvernement fit diligemment interdire les importations de lard américain. Les États-Unis rétorquèrent en interdisant les importations de sardines françaises au titre de leur teneur en plomb, ce qui était ennuyeux pour une industrie dont le tiers des exportations partait vers le Royaume-Uni et la moitié vers les États-Unis! Une innovation technique vint alors opportunément apporter la possibilité aux conserveurs de clore leurs boîtes sans utiliser de plomb.

Urgences psychiatriques et tentatives de suicide:
J'ai retrouvé avec émotion mon condisciple cachanais François Le Morvan, désormais doctorant en sociologie à l'université de Rouen. Il a interrogé pour nous l'écart qu'il décèle entre d'une part les théories psycho-épidémiologiques et les recommandations des autorités de santé publique en matière de prévention des risques de récidive de tentatives de suicide, et d'autre part les modalités pratiques de la prise en charge en urgence hospitalière des personnes qui ont tenté de se tuer.

Concertation et politiques d'aménagement du territoire en cas de risques industriels:
Mylène Chambon nous a présenté des résultats sociologiques sur une recherche en cours à laquelle elle participe en tant que jeune docteure sans poste pérenne et qui porte sur la gestion du risque associé à la présence de treize sites de seuil Seveso haut dans l'agglomération dunkerquoise. Chambon montre les différentes instances de concertation qui ont été mises en place sont des lieux où s'affrontent de multiples acteurs dont les intérêts propres prennent des modalités spécifiques à la situation considérée: les riverains ne vivent pas seulement sous la menace d'accidents des sites Seveso; ce sont aussi des travailleurs dont les emplois dépendent de la proximité de ces usines. Les maires ne craignent pas seulement pour leur responsabilité pénale qui pourrait être engagée en cas d'accident mais aussi pour les projets d'aménagement qu'ils ont portés depuis des années et qui pourraient être ajournés sine die. Les industriels ne souhaitent pas nécessairement limiter les coûts de l'entretien de leurs installations mais ils envisagent aussi les bénéfices qu'ils pourraient retirer d'une expropriation indemnisée au nom de la réduction de l'emprise des sites dangereux et qui pourrait fournir la raison légitime d'une stratégie de délocalisation internationale. En outre, plusieurs directions administratives de l'État sont engagées dans le processus de concertation, dont l'une possède de facto le monopole technique de production d'une carte définissant un périmètre à sécuriser élaborée à partir de calculs coûteux. La configuration politique qu'étudie Chambon m'intéresse dans la mesure où elle semble indiquer comment des dispositifs socio-techniques permettent à des acteurs administratifs d'affermir une technocratie du risque au sein d'un espace qui rassemble des acteurs aux intérêts complexes et au logiques variées.

Clôture monastique et risque spirituel:
Chantal Aravaca, doctorante en histoire de l'art à l'université de Nantes, nous a averti des dangers spirituels qui menacent les hommes pécheurs dans la spiritualité catholique. Le péché y est considéré comme un mouvement de la personne qui s'éloigne de Dieu pour s'attacher à ses créatures. Le mouvement monastique de retrait du monde s'est d'abord tourné vers le désert mais son expansion et les conditions politiques de l'occident chrétien ont conduit les moines à élever des clôtures autour de leurs monastères. Au cours des siècles, la clôture a nécessité des réaffirmations successives et elle a été particulièrement imposé aux couvents féminins, reflétant les significations physio-psychologiques de la clôture et leur articulation avec les conceptions sociales de la faiblesse féminine. Les dispositifs architecturaux sont variés et opposent principalement des constructions fondées sur l'élévation des murs et des fenêtres, à la manière d'une fortification défensive, et des constructions fondées sur l'agencement de cours successives formant autant de sas d'éloignement. Néanmoins, il ne m'a pas semblé lors de la communication que ces différences architecturales tenaient particulièrement à la conception du risque de contact avec les créatures que partagent les ordres religieux, mais surtout à d'autres considérations comme (i) le rapport à la pauvreté et les conséquences qu'il a sur les dispositifs disponibles (ce qui est plus facile à construire et moins onéreux) ou sur les dispositifs choisis (ce qui est sensé démontrer le vœu de pauvreté) ou (ii) les contraintes morpho-sociales de la construction en milieu urbain.

Comportements d'épargne des ménages:
Dans l'intervention de Luc Arrondel et André Masson, qui ont également l'habitude de trainer sur les pelouses du campus Jourdan, j'ai été frappé par un fait d'actualité concernant le taux d'épargne des ménages dans des pays européens, bien que ce ne soit pas le cœur de l'argument qu'ils souhaitaient présenter. À la suite de la crise des subprimes, on a enregistré en France une légère augmentation du taux d'épargne, suivi d'ailleurs par une légère diminution l'année suivante. Selon Arrondel et Masson, il faut mettre cette évolution sur le compte d'une augmentation provisoire de l'épargne de précaution qui s'explique par l'assombrissement des perspectives conjoncturelles. En revanche, l'accroissement du taux d'épargne est soudain et brutal au Royaume-Uni et en Espagne, ce qui manifeste cette fois-ci l'importance des remboursements anticipés des emprunts contractés par les ménages.

Analyse quantitative et qualitative de la qualité des gérants d'actifs:
En fin de colloque, j'ai présenté l'avancement de mon travail sur l'usage que les professionnels de la gestion d'actifs font des catégories de quantitatif et de qualitatif pour décrire les facettes de leur travail d'analyse de la qualité des fonds communs de placement ou des services de gestion financière. J'ai montré que les personnes rencontrées lors d'entretiens présentent l'analyse quantitative et l'analyse qualitative comme deux régimes épistémiques, deux modes de connaissance, qui sont chacun insuffisants pour épuiser la connaissance possible de la qualité des fonds et qui ne sont pas entièrement superposables. La combinaison de ces deux régimes apparaît donc dans l'interprétation immédiate que fournit le discours des professionnels de la gestion comme un moyen d'atteindre une connaissance plus parfaite de la qualité des fonds.

En confrontant ce discours avec les pratiques qu'il décrit et avec celles que j'ai pu observer, il est possible de faire apparaître une autre interprétation qui veut que la distinction entre analyse quantitative et analyse qualitative recouvre en réalité une différenciation fonctionnelle où l'analyse quantitative vise à déterminer la qualité intrinsèque des fonds qui est inscrite dans les performances passées, tandis que l'analyse qualitative est à la recherche des conditions sociales de reproduction (ou non) de cette qualité.

Le nœud du problème que constitue la concurrence entre l'interprétation manifeste des gérants et mon interprétation du sens de leur action tient sans doute à l'interaction entre plusieurs conceptions du couple catégoriel "quanti/quali" qui désigne (i) deux sphères de l'activité d'analyse de fonds, (ii) le sens commun partagé dans la société dont les professionnels de la gestion et moi-même faisons partie et (iii) l'usage restreint que je veux réserver ce couple catégoriel, que je crois prudent et approprié à l'interprétation sociologique de cette société à laquelle j'appartiens aussi et de la société plus réduite que forment les professionnels de la gestion. Je crois que l'interprétation que livrent les gérants tient moins à leur compréhension du sens social de leur action que de l'extension des catégories de quantitatif et de qualitatif qui sont institutionnalisées dans la formation scolaire qu'ils ont suivie et dans la division du travail social qui est mise en œuvre dans les sociétés de gestion d'actifs et qui découle au moins partiellement de l'institution scolaire: il existe ainsi des postes étiquetés quantitatifs ou qualitatifs, et des trajectoires professionnelles à la mesure de ces postes.

J'aimerais faire ici mémoire d'autres interventions dont nous avons pu profiter et qui m'ont véritablement passionné mais la paresse m'engourdit les doigts et vous devrez patienter jusqu'à la publication des actes de ces journées d'études.

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