jeudi 14 janvier 2010

Lumineuse, La Bourse est à la Une.


Le Monde fait sa Une du 15 janvier 2010 avec Max Weber, et Gilles Bastin, Maître de Conférences en Sociologie à l'IEP de Grenoble, fait une présentation flatteuse de La Bourse dans le supplément Livres:

L'histoire aime à se répéter, dit-on. Celle du capitalisme moderne encore plus : elle a fait des crises boursières, jusqu'à aujourd'hui, l'un des principaux ressorts du goût tragique pour le pastiche qui semble parfois être sa marque. La Bourse emporte ainsi régulièrement, avec elle, son lot d'entrepreneurs aventureux et de pères de famille mal conseillés. Aujourd'hui comme hier, son destin illustre le sort ironique de ceux qui sont enfermés dans la "carapace d'acier"du capitalisme, selon l'expression du sociologue allemand Max Weber (1864-1920).

"L'organisation actuelle (de l'économie) lie chaque individu par des fils innombrables à d'innombrables autres individus", avance-t-il dans La Bourse, qui regroupe deux textes lumineux signés en 1894-1896 par celui qui n'était alors que jeune professeur d'économie. "Chacun tire sur le réseau de fils pour arriver à la place à laquelle il aspire et qu'il croit être la sienne, mais même si c'est un géant, et qu'il prend dans sa main un bon nombre des fils, ce sont bien plutôt les autres qui le tirent là où précisément il y a de la place pour lui."

Le sociologue ne pouvait manquer de rencontrer l'institution boursière sur le chemin du bourgeois entreprenant et besogneux qui incarnait pour lui "l'esprit" du capitalisme. Alors que l'Allemagne était touchée par une grave crise financière, il se fit un devoir d'en expliquer les mécanismes aux lecteurs de la Bibliothèque ouvrière de Göttingen. "Les longues rangées de chiffres à la fin des journaux que saute le lecteur qui n'est ni capitaliste ni homme d'affaires n'importent pas qu'aux capitalistes et aux hommes d'affaires", rappelait-il dans ce texte lucide et provocateur.

Un objet de controverses


Car, avec ses arcanes et ses mécanismes complexes, la Bourse est un objet de controverses. A chaque manifestation du désordre boursier, c'est une morale naïve qui ressurgit, stigmatisant pour solde de tout compte les spéculateurs véreux et les banquiers irresponsables. Toutefois, pour un sociologue réaliste, aux yeux duquel "les capitaux des grandes banques ne sont pas plus des institutions de bienfaisance que ne le sont les fusils et les canons", les voeux pieux des "apôtres ingénus de la paix économique" et les "lamentations à propos de pratiques frauduleuses isolées" ne sont qu'écran de fumée. Puisqu'il s'agit de réguler les marchés dans l'intérêt de tous, pourquoi ne pas restreindre l'accès de la Bourse aux courtiers pouvant faire état d'une importante fortune ? Cela permettrait d'en finir avec ce "micmac" que sont pour lui les places allemandes où, comme à Hambourg, "l'ensemble du public masculin décent" peut faire son entrée. Qu'au moins les choses soient claires : "La Bourse est le monopole des riches ; il n'est rien de plus sot que d'oublier ce fait en y acceptant des spéculateurs dépourvus de moyens, et donc de pouvoir, et en donnant ainsi au grand capital la possibilité de se décharger sur eux de sa responsabilité."

La solution paraîtra peut-être décalée au lecteur contemporain. Elle se comprend mieux en regard d'un autre livre qui paraît en même temps : le portrait croisé que le philosophe allemand Karl Löwith (1897-1973) consacra, en 1932, à Max Weber et Karl Marx. La lecture de ce classique de l'histoire des idées, publié pour la première fois en français, aurait pu épargner bien du mal à tous ceux qui ont voulu opposer Weber, le sociologue bourgeois, à Marx, le penseur révolutionnaire.

Pour Löwith, cet "expert de l'exploration des abîmes que l'espérance politique a pu creuser au cours des siècles", selon Enrico Donaggio dans la préface qu'il consacre au texte, ces deux monstres sacrés ont oeuvré à répondre à la même question : celle de "notre manière actuelle d'être humains" dans un monde dominé non plus par l'homme mais par la mécanique des choses - "rationalisation" pour Weber, "aliénation" selon Marx.

Entre la folle utopie marxienne, visant à libérer toute l'humanité du système capitaliste, et l'héroïsme tragique wébérien, qui se contente de préserver la dignité de quelques-uns malgré ce système, Löwith ne choisit pas. Il préfère voir dans ces deux attitudes une même "véhémence" à l'égard du monde : impatience révolutionnaire d'un côté et passion désespérée de la lucidité de l'autre. "A chaque fois, il en allait d'un "tout" et, pour cette raison, toujours de la même chose - chez Weber, du sauvetage de la "dignité" humaine ; chez Marx de la cause du prolétariat ; dans les deux cas donc, de quelque chose qui ressemblerait à une "émancipation" de l'homme."

Les conditions de cette émancipation sont-elles réunies, dans un monde qui a confié aux marchés financiers le destin d'une part de plus en plus importante de sa population ? Gageons que la question méritera encore d'être posée, quand auront été punis les responsables de la dernière faillite boursière et que les cours auront repris leur hausse.


Gilles Bastin
Le Monde des Livres - 15/01/2010


- - - - - - - - - - - -
LA BOURSE (DIE BÖRSE) de Max Weber. Traduit de l'allemand et présenté par Pierre de Larminat. Allia, 148 p., 6,10 €.
MAX WEBER ET KARL MARX de Karl Löwith. Traduit de l'allemand par Marianne Dautrey. Payot, "Critique de la politique", 188 p., 20 €.

Aucun commentaire: